DE BIDARRAY AUX ALDUDES
BIDARRAITIK ALDUDERA

Chantal

BASANDEREA
BASANDEREA

Pour entrer dans la forêt, encore faut-il en trouver le seigneur. Avant que les cornes du Basajaun ne surgissent quand vous vous retournez et ne s’évanouissent dans l’épaisseur des branchages, un visiteur doit savoir être invité.

Chantal, quand elle monte jusqu’à sa borde, enlace toujours le roi de cette forêt, un grand chêne qui jouxte un chemin de terre rouge ocre et qui penche inexorablement. Un chêne au tronc si énorme qu’elle ressemble à une enfant dans les bras de son immense et large grand-mère.

Elle se rappelle son amatxi, avec laquelle elle a arpenté tous les chemins de terre du village, ces anciennes routes de charrettes gagnées par de la mousse et des bracelets d’eau.

Quand il se mettait à pleuvoir et qu’elles étaient avec les brebis dans l’étable, Amatxi prenait un sac d’engrais vide qu’elle repliait sur lui-même à un coin, faisant de celui-ci une capuche. Avec deux petits trous et une ficelle passée autour du cou, le paletot était prêt, et on pouvait descendre jusqu’à la maison, tout en bas dans la vallée au bord du Baztan.

La randonnée jusqu’à la borde est ponctuée de nombreux arrêts pour observer des plantes grasses qui poussent dans une fontaine naturelle creusée dans la roche, ou écouter les oiseaux.

En contrebas, on voit le tronc d’un arbre se démarquer des autres, et un visage suppliant le ciel nous apparaît. Un visage dans le bois au milieu d’une mare verte. Un autre seigneur de la forêt, un peu plus loin.

Sur une crête, la borde en pierre sèche apparaît, encerclée de quelques arbres et fouettée par un vent âpre. C’est la fin d’après-midi et il fait froid quand on pénètre dans la pièce rustique où l’on peut quand même allumer une bougie ou ouvrir un lit de camp, récemment amené là par Chantal. On entend presque une souris jouer dans un coin, dans l’obscurité de la pièce aux murs épais, seulement percés d’une porte en bois et d’une très mince fenêtre où le vent peine même à s’engouffrer.

Ce petit bout de terrain, c’est, pour elle qui n’a pas hérité de la ferme juste un peu plus bas, garder un peu vivant le souvenir de ses grands-parents paternels chez qui elle a passé tout son temps jusqu’à ses six ans. C’est faire survivre la mémoire fragile et embuée de cette prime enfance. Avoir ce lieu pour écouter le chuchotement du vent où est encore Amatxi, comme le bruit des sabots de pottoks sur l’herbe des hauteurs. Au-dessus de la forêt, faire taire tout ce qui stagne dans ses pensées. Chantal vient ici pour faire silence. Pour que tout soit envolé par l’air qui n’arrête jamais de passer fort sur les dalles de pierre plates du toit.

Avant de redescendre plus légère, elle a pris soin de ramasser les crottes des pottoks autour de la borde, comme la terre remuée par les taupes pour fabriquer du compost. Je n’aurais pas ça à monter, quand je planterai d’autres arbres ici. Et elle a raison. Il fait presque nuit quand on redescend, mais on distingue encore le visage, là-bas, au loin, sur un autre versant. Les gardiens de la forêt ne dorment jamais vraiment.

Un autre matin, très tôt, Chantal veut aller voir où la route la mènera. Les villages de la vallée des Aldudes se succèdent, imperturbablement. Elle veut aller au bout du chemin, voir ce qu’il y a. Entre les Aldudes et Urepel, un panneau de déviation. Nous suivons ces panneaux sans jamais vraiment savoir ce que le prochain lacet va nous proposer.

Les montagnes sont violettes de bruyère, partout. Au milieu d’un nulle part qui ressemble au centre du monde, nous ouvrons un thermos de café.

En face de nous, de l’autre côté, une petite borde et sa fumée, en plein été. Un troupeau de brebis en bas, dont on entend les cloches. Chantal me raconte la couleur de chaque troupeau, bombée sur leur laine pour signifier leur appartenance et ne pas les mélanger. Les cloches, aussi. Plus cristallines pour les chèvres, un peu moins aiguës pour les brebis, plus profondes et grasses, à la plainte basse, pour les vaches.

Sans voir, tout à coup, la montagne se fait concerto. A l’oreille, le paysage devient visible, imaginable. Un peu plus loin sur la route, quelques brebis, des agnelles, suivent une matrone, qui nous examine de loin, évaluant la menace. Mais Chantal a une mission, aller au bout de cette déviation, au-dessus des nuages bloqués sur les cimes.

Vers Sorogain, la petite voiture avance dans une épaisse brume entre les sapins, mais Chantal n’a pas peur, c’est une Basandere en mouvance.

Soudain, enfin, une éclatante avalanche de lumière perle d’entre les arbres. On prend une grande inspiration, comme si on sortait de l’eau. Une frontière est là, fictive, et les oreilles se débouchent.

Allongée sur un tronc coupé, Chantal laisse la douce chaleur du matin qui perce à peine la réchauffer. Autour d’elle, des vapeurs de nuages au ras du sol se dissipent, emportées par un air qui devient tiède.

Chantal a l’air libre, elle a l’air d’avoir toujours appartenu à cette montagne. Grace à sa confiance en les déviations, elle est un visage confiant dressé vers le soleil. Une Basandere qui fleurit, en juillet, sur un col.

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